- CORPS - Les usages sociaux du corps
- CORPS - Les usages sociaux du corpsParler d’usages sociaux du corps c’est poser l’existence d’une correspondance globale entre, d’une part, l’utilisation que les individus font de leur corps, la relation qu’ils entretiennent avec le corps propre et même certaines de leurs propriétés somatiques (par exemple, le rapport entre taille et poids ou le type de morbidité) et, d’autre part, leur appartenance sociale, la place qu’ils occupent dans la division du travail, la culture (au sens anthropologique) du groupe auquel ils appartiennent. C’est, par là, contester le pouvoir, souvent exorbitant, accordé par le sens commun aux «déterminismes» biologiques et, plus profondément, mettre en question l’opposition de la nature et de la culture, forme moderne du dualisme corps-âme.Corps et cultureLa diversité des pratiques corporelles entre les sociétés et, à l’intérieur d’une même société, entre les différents groupes sociaux (entre les sexes, les générations, les classes sociales, etc.) n’est ni «conditionnée» par des mécanismes héréditaires et fatals (que suppose l’explication par la «race» ou, aujourd’hui, par le «patrimoine génétique») ni même «déterminée» de façon directe, par l’action des conditions physiques d’existence (climat, alimentation, etc.). Elle est une expression parmi d’autres de la diversité des pratiques culturelles (ce qui n’est pas incompatible avec l’hypothèse selon laquelle il existerait des universaux sous-jacents à leur mise en œuvre, par exemple dans le domaine de l’expression faciale des émotions, auquel l’éthologie s’est particulièrement attachée).Chaque culture comporte un ensemble systématique de techniques du corps , dont l’unité profonde dépend de l’existence de schèmes culturels intériorisés par tous les individus d’un même groupe au cours de leur prime éducation. C’est Marcel Mauss qui, le premier en France, a parlé de «techniques du corps» dans une communication présentée à la Société de psychologie le 17 mai 1934. Il pénétrait, par là même, dans un domaine aux limites incertaines déjà occupé par la biologie et par la psychologie, deux sciences contre lesquelles son oncle, Émile Durkheim, le fondateur de l’École française de sociologie, avait dû, précisément, lutter pour faire reconnaître l’existence de faits sociaux «irréductibles aux faits purement psychiques» ou, plus encore, aux faits «d’ordre organico-psychique»; et l’on sait que, par ces derniers termes, il visait les théories raciales élaborées, en France, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Mauss, délibérément, s’aventurait ainsi dans une de ces zones frontalières et fertiles où plusieurs sciences se trouvent en contact.La constitution du corps en objet de l’analyse sociologique suppose cependant que soit surmonté le morcellement des approches et des techniques d’investigation issu des divisions traditionnelles entre disciplines différentes dont les intérêts sont subordonnés aux demandes sociales auxquelles elles sont sommées de répondre. Que l’on songe, par exemple, aux sciences de l’alimentation chargées de définir des «rations alimentaires», à l’analyse mécanique du mouvement dont les progrès sont liés à ceux de la division du travail, à la sexologie, domaine longtemps partagé entre la morale et la médecine, à l’étude de la communication gestuelle et des expressions faciales, qui trouve son origine, notamment, dans l’analyse psychiatrique des signes cliniques. D’autres approches se rattachent, de près ou de loin, à l’«hygiène sociale» – hygiène du travail ou puériculture, par exemple – dont l’apparition et le développement, à la fin du XIXe siècle, sont liés à l’entreprise politique de moralisation et de domestication des classes populaires.À l’inverse des représentations fonctionnalistes et fragmentaires du corps, toujours considéré comme un outil ajusté à des fins particulières, qui sous-tendent ces différentes pratiques, le projet anthropologique se propose de ressaisir l’ensemble de la culture somatique propre à chaque groupe humain – ethnies dans les sociétés traditionnelles, classes sociales ou, par exemple, classes d’âge dans les sociétés industrielles. Un tel projet suppose l’existence de relations signifiantes ou d’affinités entre l’ensemble des comportements corporels symboliques ou pratiques propre à un groupe, que ces comportements se manifestent dans le domaine de la sexualité, du rapport à la santé et à la maladie, des soins corporels, du sport, de l’alimentation ou même de l’esthétique corporelle (cosmétique, vêtement, etc.).La culture somatique propre à un groupe n’est cependant pas réductible à un ensemble de règles prescriptives, à un «code», comparable aux codes moraux ou juridiques, explicites, inscrits dans des textes, et auquel les individus devraient se conformer à la façon dont on obéit à une convention, un règlement ou une discipline. Collective et, en ce sens, extérieure aux individus, elle est aussi intériorisée par chacun d’eux sous la forme de schèmes inconscients de pensée, de perception et d’action, ou même incorporée sous la forme de dispositions organiques, de montages physiologiques, d’activités motrices quasi réflexes qui peuvent s’exercer en dehors du contrôle explicite des individus et qui contribuent pourtant à façonner leurs goûts et leurs dégoûts, leurs répulsions et leurs désirs. C’est ce système, socialement produit, de schèmes intériorisés et de montages incorporés que l’on entend désigner lorsqu’on parle d’habitus physique . Ce concept, développé particulièrement dans l’œuvre de Pierre Bourdieu, est nécessaire pour comprendre comment s’exerce la médiation entre les conditions objectives d’existence propres à un groupe et les comportements que chacun de ses membres aura tendance à adopter spontanément et «librement» dans la vie quotidienne ou, plus généralement, entre les contraintes collectives et les improvisations individuelles.L’apport des ethnologuesC’est aux ethnologues que l’on doit les premières observations systématiques de la diversité des usages sociaux du corps. L’accumulation de données parcellaires et la constitution, notamment dans les départements d’anthropologie des universités américaines, de grands fichiers comparatifs (comme les Yale cross-cultural area files ) ont donné naissance à de vastes compilations qui ont au moins servi, quelle que soit leur valeur, à mettre en question les postulats naturalistes en affirmant le caractère relativement arbitraire, culturel et collectif des habitudes corporelles. Mais ces études, qui reposent sur des données hétéroclites empruntées à des sociétés très diverses et coupées des ensembles culturels qui seuls leur confèrent un sens, ne permettent pas de ressaisir les relations entre les représentations et les usages du corps, d’une part, et les autres dimensions de la vie sociale, d’autre part. Ce sont, en fait, les travaux de l’École culturaliste américaine qui ont permis de dépasser l’empirisme ethnographique et d’intégrer les comportements corporels dans une théorie générale de la culture.Venus d’horizons divers, les anthropologues appartenant au courant culturaliste (Edward Sapir, Margaret Mead, Gregory Bateson, Erik Erikson...) ont pour originalité d’associer les concepts et les méthodes de l’ethnologie, de la psychanalyse et de la linguistique. Par-delà leurs différences, ils ont pour projet commun de construire une théorie de la personnalité susceptible de rendre compte de la relation entre les individus et le groupe. C’est d’abord la recherche des mécanismes par lesquels le groupe façonne les individus à son image qui les a conduits à s’intéresser aux usages sociaux du corps: la socialisation corporelle joue un rôle fondamental dans l’éducation (et cela de façon transhistorique et transculturelle) parce que la domestication du corps est un des mécanismes fondamentaux de l’intériorisation du social. Erik Erikson montre ainsi, dans une étude célèbre, comment l’enfant yurok (une ethnie indienne de la côte ouest des États-Unis, dont la pêche au saumon constituait la ressource principale), intériorise les schèmes principaux de la culture du groupe par l’intermédiaire d’un apprentissage corporel et, particulièrement, par l’apprentissage des manières de table. L’apprentissage oral des bébés yuroks leur enseigne la maîtrise de soi, qualité première du bon pêcheur, en présence d’un bien désirable (nourriture ou proie). Plus profondément, il les conduit à intérioriser une série d’homologies entre l’espace du corps, centré sur le tube digestif que l’enfant apprend à maîtriser et l’espace du groupe, centré sur la rivière dont le cours est discipliné, durant la période de pêche, par la construction d’un barrage à saumons.Mais c’est surtout à Margaret Mead et à Gregory Bateson que l’on doit les premières analyses systématiques de l’incorporation de la culture. Leur ouvrage fondamental, Balinese Character: a photographic analysis , publié en 1942, est constitué de 759 photographies réunies de façon thématique et commentées par les auteurs; elles représentent les individus dans les actes ordinaires de leur vie quotidienne (marcher, se laver, jouer avec les enfants...). Ce livre, qui repose sur l’information recueillie durant un séjour de deux ans dans un petit village des montagnes de Bali (au cours duquel Bateson a pris 25 000 photographies et 7 000 mètres de films), présente une analyse des schèmes fondamentaux autour desquels les Balinais structurent leurs attitudes corporelles, comme, par exemple, la dissociabilité des parties du corps qui se manifeste dans la danse, mais aussi, de façon moins stylisée et moins évidente, dans l’usage ordinaire des mains, photographiées dans le travail, les caresses ou le jeu.Cultures somatiques et classes socialesL’étude systématique des usages sociaux du corps dans nos sociétés a été beaucoup plus tardive comme si la familiarité avec l’objet constituait, comme c’est souvent le cas dans les sciences sociales, l’obstacle principal qui devait être surmonté pour entreprendre l’analyse des cultures somatiques. Elle est liée d’abord au développement de la sociologie médicale, lui-même suscité, au moins en partie, par la mise en place de systèmes collectifs d’assurances et de soins. Des sociologues américains (particulièrement M. Zborowski et I. K. Zola) ont ainsi étudié, dans les années cinquante, les comportements médicaux de groupes ethniques différents vivant aux États-Unis (Juifs, Italiens...). Ils montrent que les différences constatées entre les pratiques médicales des différents groupes sont liées à des réactions différentes face à la douleur et à des perceptions différentes du corps. Les dimensions sociales de la sensation corporelle étaient, à la même époque, mises en lumière par H. S. Becker qui montre, par exemple, que les sensations de «plaisir» suscitées par l’absorption de marijuana ne peuvent être attribuées à un effet purement physiologique et, en quelque sorte, mécanique de la drogue. L’accès au plaisir est subordonné à un processus d’apprentissage au cours duquel l’initié apprend, d’une part, à reconnaître les effets de la drogue et, d’autre part, à aimer des sensations qui doivent une part de leur séduction aux conditions sociales dans lesquelles elles sont expérimentées (consommation de groupe, etc.).C’est également à partir de l’étude des comportements face à la santé et à la maladie qu’ont été développées, surtout en France, des recherches sur les cultures somatiques propres aux différentes classes sociales dont les membres, dotés d’habitus physiques différents, font des usages différents de leur corps. Ainsi, c’est dans les classes sociales (agriculteurs, ouvriers agricoles, manœuvres, ouvriers) où le risque sanitaire est le plus élevé (comme en témoignent les taux de mortalité à 35 ans) que la consommation médicale est le plus faible. Les facteurs économiques directs (coût des soins, etc.) ne suffisent pas à rendre compte de ces inégalités qui trouvent leur principe dans la relation que les membres de ces groupes entretiennent avec leur corps. Tout se passe en effet comme si les membres des classes populaires étaient, dans notre société, moins attentifs que les membres des classes moyennes ou de la bourgeoisie aux sensations morbides, à la douleur, aux rumeurs sourdes du corps qui doivent être explicitement constituées comme «symptômes» pour entraîner le recours au médecin. Cela essentiellement pour deux raisons. D’une part, ils ne disposent pas des catégories savantes et du vocabulaire du corps et de la maladie qui sont nécessaires pour déchiffrer les messages du corps, c’est-à-dire pour sélectionner, dans le flux des sensations corporelles, les signes morbides légitimes que les médecins seront disposés à reconnaître et à traiter. Contraints, d’autre part, de faire un usage professionnel de leur corps et soumis à des conditions matérielles d’existence plus dures que dans les autres groupes, ils adhèrent à un système de valeurs qui privilégie la «dureté au mal» («ne pas s’écouter»), la résistance et la force physiques. Cet ethos ascétique qui, sans être explicitement systématisé ni verbalisé, interdit de prêter trop fortement attention au corps, s’exprime, dans les classes populaires, à travers l’ensemble des comportements corporels, qu’il s’agisse de l’alimentation (préférence pour les aliments socialement définis comme «fortifiants»), de la sexualité (pudeur en acte qui ne doit pas être confondue avec un puritanisme éthique), du sport (pratique des sports «violents» et des sports d’«équipe» durant la jeunesse, par opposition à la bourgeoisie, dans laquelle les activités sportives sont poursuivies jusqu’à un âge avancé, souvent pour des raisons «esthétiques»), etc.Comme le suggèrent les remarques précédentes, l’étude des usages sociaux du corps renvoie à une sociologie des styles de vie et des goûts. Elle est nécessaire pour comprendre des phénomènes collectifs apparemment disparates, qu’il s’agisse de la vogue des nouvelles pratiques sportives (planche à voile ou deltaplane), de l’accroissement des consommations médicales ou encore, par exemple, du «retour à la nature» et aux aliments «naturels». Une telle étude permet également de discerner les relations qui unissent ces données de l’observation et qui les rattachent aux transformations actuelles de l’espace social.
Encyclopédie Universelle. 2012.